Mesrop Machtots  (vers 361, à Hatsegats, Arménie — 17 févr. 440, à Vagharchabad, Arménie)
Մեսրոպ Մաշտոց (մօտ 361, Հացեկաց - 17 փետ. 440, Վաղարշապատ)


Machtotz

Eglise apostolique arménienne Sainte-Marie à Décines (© Philippe Pilibossian)

Mesrop Machtots, figure dominante de l'Arménie
par
Jean Delisle et Judith Woodsworth

Christianisation de l'Arménie (date traditionnelle : 301)

De tradition, l'Église arménienne affirme ses origines apostoliques. L'évangélisation du pays aurait été amorcée par deux des douze apôtres du Christ, saint Barthélemy et surtout saint Jude ou Thaddée. Au début du IV' siècle, sous l'impulsion de Grégoire l'Illuminateur (vers 240 - vers 326), le royaume adhère au christianisme. La conversion officielle de l'Arménie, marquée par le baptême d'environ quatre millions de chrétiens en quelques mois, eut lieu en 3146, peu après la promulgation de l'édit de Milan, par lequel les empereurs romains Constantin et Licinius tolèrent, sans l'officialiser, le culte chrétien dans l'Empire. Saint Grégoire ne tarda pas à faire construire, sur les fondations d'un sanctuaire païen, la cathédrale d'Etchmiadzine, la toute première de la chrétienté.

Cette adhésion au christianisme scelle le destin des Arméniens : situé à l'avant-poste de l'Occident chrétien, le peuple arménien sera animé d'un fort sentiment d'indépendance morale, d'un sens profond de son unité et d'un infatigable dynamisme sur le plan culturel. Mais en même temps, il vivra cruellement son isolement et subira tour à tour l'oppression des Perses, des Arabes et des Turcs.

Nécessité d'un alphabet propre pour l'arménien

L'enseignement des Écritures en Arménie est d'abord dispensé en grec et en syriaque. Lors des offices religieux, on a recours à l'interprétation. Ces deux langues, les seules qui soient écrites, sont aussi celles de l'administration publique; le pehlvi y est aussi en usage. La langue écrite est donc par la force des choses une langue essentiellement de traduction. À l'époque, l'Arménie est sous le joug des Perses, qui, dans les territoires soumis à leur domination, se montrent hostiles à la diffusion des lettres grecques, car elles risquent de servir les intérêts de Byzance. Seule la littérature syriaque trouve grâce à leurs yeux. L'usage de langues étrangères dans les domaines de la culture et de l'administration publique ne va pas sans présenter de graves inconvénients. Aussi, la nécessité de créer un alphabet arménien s'impose-t-elle de plus en plus.

C'est sous le règne de Vramchabouh (392-414) que Mesrop Machtots (360-441) apportera sa contribution capitale à la culture arménienne en inventant l'alphabet arménien, entre 392 et 406. Originaire de Hatsekats, dans le Tarôn, Machtots occupe d'abord certaines fonctions administratives et militaires à la chancellerie royale des Arsacides. Versé dans les langues, il parle grec, perse et syriaque en plus de l'arménien. Ayant embrassé la vie monastique, il se rend achever l'évangélisation d'une province où le paganisme reste vivace, la Siounilk (le Karabagh actuel), et il y fonde un de ses premiers monastères. Puis, il étend sa prédication au canton de Goghta, à l'est de Nakhitchevan. Mais il lui est difficile de prêcher en arménien, faute d'une traduction des Écritures en cette langue. 11 va chercher conseil auprès du patriarche de l'Église arménienne, Sahak Parthève.

L'idée de donner une expression écrite à l'arménien était déjà dans l'air. Un évêque syriaque nommé Daniel possédait une documentation abondante sur divers alphabets. Dans l'un d'eux, les éléments araméens étaient prépondérants. Machtots et Sahak Parthève entreprennent d'enseigner cet alphabet à de jeunes enfants, mais au bout de deux ans, l'expérience se solde par un échec : ce mode d'écriture ne rend pas assez fidèlement les sons de la langue nationale. Mesrop Machtots poursuit ses recherches en Syrie, à. Édesse, puis à Amida. C'est là, ou peut-être à Antioche, qu'il met au point le contenu phonétique de chaque lettre. Puis il se rend perfectionner le tracé des caractères à Samosate (actuel village de Sarnsat, en Turquie), auprès d'un expert en calligraphie grecque du nom de Hroupanos (René Grousset 1973).

De retour en Arménie, il dispose de tous les éléments pour composer un alphabet de trente-six lettres auxquelles on ajoutera deux lettres supplémentaires, vers la fin du XIIe siècle, pour que soit définitivement réalisé l'alphabet arménien classique (ibid.). Mesrop adopte la méthode grecque pour la formation des syllabes, la graphie des voyelles et le sens de l'écriture qui va de gauche à droite, contrairement au syriaque et aux autres langues sémitiques. Le détail de ces emprunts est encore discuté, mais «le fond du système arménien est proprement alphabétique et grec. C'est du grec complété, comme le système gotique ou le système slave. De même que le système gotique est grec avec adjonction de caractères latins et runiques, le système annécien est grec

L'alphabet de Machtots est un instrument d'une belle précision phonétique : vingt-deux signes répondent exactement à des lettres grecques, quatorze autres servent à noter les sons propres à l'arménien.

Traductions

Dès qu'ils disposent d'un alphabet, Mesrop, Sahak Parthève et leurs disciples entreprennent la traduction de la Bible en langue arménienne. Pour se procurer des originaux grecs complets, Sahak Parthève envoie Mesrop et l'évêque Dinth à la cour de l'empereur Théodose II (Constantinople). Entre 431 et 435, Sahak Parthève et Mesrop délèguent à Édesse deux de leurs disciples, Eznik et Hovsep, avec mission de traduire de nouveau en arménien les Écritures à partir du texte syriaque. Ces derniers passent ensuite en territoire byzantin, où ils apprennent le grec afin de traduire cette langue. D'autres traducteurs vont se joindre à Eznik pour compléter l'équipe : Lévond de Vanand et Korioun Skantchéli, dit l'Admirable. Leur tâche accomplie, ils quittent l'Empire byzantin et reprennent le chemin de la mère patrie. Ils rapportent dans leurs bagages des copies des Écritures, des textes patristiques et les canons des conciles de Nicée et d'Éphèse.

Sahak Parthève et Mesrop Machtots avaient traduit l'essentiel des livres ecclésiastiques à partir d'exemplaires grecs incomplets ou défectueux. Les versions rapportées de Constantinople leur permettent de réviser ces premières ébauches. La traduction de la Bible donne une impulsion décisive à l'alphabétisation et à l'évangélisation de l'Arménie. Une fois cette œuvre achevée, l'élite nationale conçoit un projet scolaire d'une étonnante modernité. Il consiste à alphabétiser le peuple tout entier par la création d'un réseau d'écoles publiques. Ce faisant, on souhaite bâtir une identité politique et culturelle forte, grâce à laquelle il sera possible de résister aux visées assimilatrices des Byzantins et des Perses.

L'invention de l'alphabet marque le début de l'âge d'or des lettres arméniennes. À la traduction des livres sacrés s'ajoute celle des grandes œuvres qui composent alors la culture mondiale en histoire, en philosophie et en mathématiques; leurs auteurs ont nom Aristote, Platon, Zénon, Eusèbe. Des œuvres originales voient aussi le jour dans tous les genres et dans un large éventail de disciplines : histoire, géographie, mathématiques, astronomie, cosmographie, médecine. Grâce à Machtots et à Sahak Parthève, les Arméniens se doteront d'un riche capital intellectuel et apporteront une contribution culturelle originale à la charnière de l'Occident et de l'Orient.

Selon une tradition rapportée par Korioun et que le chercheur Georges Dumézil estime fondée (René Grousset 1973), après avoir inventé l'alphabet arménien, Mesrop Machtots aurait conçu un autre alphabet à l'usage des Albaniens. Cet alphabet, longtemps perdu, a été retrouvé dans un manuscrit conservé à Etchmiadzine. On attribue aussi à Mesrop l'invention de l'alphabet géorgien, mais sur ce point il n'y a pas consensus parmi les historiens. «Il est possible que l'exemple de Machtots ait aussi encouragé les Géorgiens et les Aghouans [Albaniens] à se créer un alphabet national, sans qu'il faille, comme le fait Korioun [son disciple et biographe], par naïve admiration pour son maître plutôt que par amour-propre national, attribuer au savant arménien le mérite de ces inventions» (Gérard Dedeyan 1982).

Peu après la mort de Mesrop Machiots, survenue en 441, Korioun rédige sa biographie, première grande œuvre originale en langue arménienne. Emporté par l'admiration qu'il voue à son maître, il se transforme en hagiographe lorsqu'il évoque l'arrivée triomphale de Machtots à la cathédrale de Vagharchabad (aujourd'hui Etchmiadzine) tenant en main sa traduction du Livre des Proverbes. Korioun compare le traducteur à Moïse descendant du Sinaï avec les tables de la Loi.

Saints traducteurs

La ferveur populaire qui entoure Mesrop Machtots et I'importance accordée à la chose culturelle alimentent, telle une source vive, l'imaginaire collectif arménien. Ses réalisations sont célébrées annuellement. C'est le sens de la fête de Tarkmanchats, c'est-à-dire des «traducteurs», qui marque la rentrée scolaire et met à l'honneur traducteurs, écrivains et enseignants, en un mot ceux dont la mission est d'assurer la relève de la nation, de former les générations montantes. Les représentations de Machtots, véritable symbole national, et de son alphabet ornent d'ailleurs la couverture de maintes publications scolaires.

Dans la cathédrale d'Etchmiadzine, une tapisserie des Gobelins réalisée en 1985 par le peintre Grigor Khandjyan illustre, sur le mode épique, la présentation de l'alphabet à la cour du roi Vramchabouh. Dans la capitale de l'Arménie, Érevan, se dresse un imposant monument de Mesrop Machtots devant la bibliothèque nationale Madénataran qui porte son nom. Quelque dix mille manuscrits rares, inestimable trésor national, y sont précieusement conservés.

Du chapitre Les traducteurs, inventeurs d'alphabets, dans Les traducteurs dans l'histoire , sous la direction de Jean Delisle et Judith Woodsworth, Presses de l'Université d'Ottawa/ UNESCO, 1995, pages 26-28. Avec l'autorisation des auteurs et de l'éditeurs. ISBN : 2-7603-0412-2-4 (PUO) ; 92-3-203138-8 (UNESCO)
Machtotz, Tapisserie Matenadaran - Mesrop Machtots et son disciple Korioun

Cathédrale d'Etchmiadzine - Présentation de l'alphabet à la cour du roi Vramchabouh

Matenadaran, Bibliothèque nationale d'Arménie, Erevan - au premier plan le monument de Mesrop Machtots, agenoullé  devant lui son disciple, Korioun.

Témoignages du Père Arsen Aydenian (en arménien) sur Mesrob Machtots, extrait du livre Armenian Grammar par le Père Sahag L. Kogian, Imprimerie Mekhitaristes, Vienne, 1949, page 238 (pdf, 446 Ko)

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